A chaque station le claquement brusque des portes qui
s'ouvraient le faisait sursauter. Il cherchait sa sacoche sous ses
jambes, vérifiait son portable dans la poche intérieure de sa veste
puis reposait sa tête contre l’appui tête taché.
Le ballottement léger et incessant du train avait
tendance à l'endormir. Il ignorait facilement le chaos permanent qui
régnait tous les matins dans le wagon et tentait d'oublier l'amas de
corps entassé autour de lui. Il somnolait ainsi jusqu'à la
cinquième station où montait habituellement George. Il s'asseyait
alors sans ménagement à ses côtés avec une énergie qui ne le
quittait jamais. George était un de ces hommes qui ne semblent
jamais dormir, sans pour autant en ressentir le moindre manque. Il
devait de ce fait considérer que Jérôme non plus n'en n'avait pas
l'utilité. George savait très bien où le trouver. Cela faisait
maintenant quatre ans que Jérôme prenait ce train, montait dans ce
wagon et s'asseyait à cette place. Pas un seul jour il n'avait
changé cette habitude où ne serait-ce que songer à le faire.
George et lui était devenu inséparable. Pourtant leur
amitié n'avait pas toujours été une évidence. Dans quatre
stations Jérôme et George descendraient du train, traverseraient le
quai de la gare bondé de monde pour descendre attraper de justesse
le métro qui les conduiraient, avec la même monotonie que tout les
jours, à leur bureau. Mais passé la porte de ce grand immeuble de
verre, George deviendrais: Monsieur Hemery. Jérôme, quant à lui,
resterait Jérôme. Leurs conversations deviendraient alors distante
et empreinte de protocole et de politesse grandiloquente. Mais une
fois à la machine à café, quand les regards se détourneraient,
George et Jérôme redeviendraient amis. Leurs âmes d'adolescents
ressurgiraient et leur complicité se recréerait le temps d'un café.
George était un battant, un dynamique, un audacieux.
Autant de qualités qui lui avait permis de gravir les échelles que
Jérôme n'avait fait qu’entrevoir. Cette promotion c'était Jérôme
qui l'avait toujours convoité et avait travaillé bien plus que
quiconque pour l'obtenir. Mais le tempérament plus ouvert et
convainquant de George lui avait assuré cette facilité. Jérôme se
demandais parfois si ce n'était pas cette pitié que George avait eu
à son égard, qui s'était transformé, bien malgré lui, en amitié.
Peu lui importait, aujourd’hui il étaient amis et c'est tout ce
qui devait en rester.
Mais pour le moment Jérôme tentait de ce concentrer
sur les masses astronomiques d'informations en tout genre que George
lui débitait. Le train n'était plus qu'à deux stations de la gare.
Encore une station et elle monterait à son tour. George lui
cognerait le flanc de son coude, et comme chaque matin lui donnerait
son conseil le plus censé :« Aller lance toi, va la
voir ! ».
George était marié depuis dix ans. Il avait fini par
oublier l'attrait véritable de l'amour et de cette sensation sublime
et intense de croiser le regard d'une inconnue. Il s'était installé
comme beaucoup de couple dans une routine romantico-dépressive qui
ne les comblait qu'à moitié. Il subsistait pourtant toujours
beaucoup de tendresse dans les mots qu'il disait à sa femme. Mais en
eux même, chacun savait que l'incendie du premier regard, qui avait
jadis brûlé en eux, s'était transformé en simple feu de cheminée.
Celui-ci les réchauffait de sa douce chaleur les jours d'hiver
sentimental, mais n'inspirait plus à leurs cœurs l'ardent désir
mutuel qu'ils avaient ressentit l'un pour l'autre la première fois
qu'ils s'étaient retrouvé seul. Jérôme lui avait vécu sa vie
amoureuse comme une loterie malchanceuse. La vie l'avait amené à
penser le contraire de ce qu'il chérissait. Le leurre de l'amour
impossible avait grandie dans son cœur alors que l'idée même du
grand amour, lui, n'y était toujours pas déraciné.
Cette femme, quant à elle, avait chassé ces doutes de
son esprit et de son cœur. Cette inconnue aux long cheveux roux lui
avait laissé entrevoir jour après jour un espoir bien plus puissant
que l'accomplissement même de sa réalité. Demain se disait t-il,
demain j'irais lui parler. Mais si seulement ses mots n'était pas
les bons? Si soudain sa langue ne veuille plus que débiter des
banalités ternes et platoniques? Que penserait-elle alors de lui?
Non, demain, demain j'irais. Et chaque jour assis sur le même
strapontin usé, il observait de loin sa belle inconnue trois rangées
devant lui. L'odeur enivrante de son parfum semblait embaumer le
wagon dès qu'elle y entrait. Il connaissait par cœur toutes ses
paires de chaussures. Elle laissait habituellement traîner sa jambe
dans l'allée, gênant sans s'en rendre compte les passagers pressés
de sortir.
Ce jour elle avait relevé sa masse de cheveux en
chignon laissant découvrir sa fine nuque. Les talons usés de ses
vernies rouge claquait le long de l'allée. Elle s'excusait, plus que
de mesure de déranger les voyageurs déjà assis, et s'asseyait
chaque matin à cette place où elle plongeais ses rêveries dans la
lecture passionnée d'un roman.
C'était habituellement à ce moment, quand elle lui
tournait le dos, que Jérôme voulait se lever pour entrevoir une
seconde de plus ce doux visage qu'il chérissait tant. Sa peau pâle
teinté de fine taches de rousseur, ses grand yeux vert brillant et
ses lèvres rouges écarlate, tout était majestueux en elle. Il
aurait désirer fermer les yeux pour revoir comme un songe ce visage
durant toute la journée. Même George n'aurais oser le contredire
sur ce point: cette femme était magnifique.
Elle l'inspirait, en son cœur frémissant
s'entrechoquaient mots et sensations qui ne savait prendre leur place
que couché sur le papier. Il délivrait ainsi son âme lourde de
sentiment le long de son stylo jusqu’à cette feuille de papier
froissé, sur laquelle l'encre du stylo crachait en vague tout les
mots que son être avait répété en lui même:
« Serait-ce raisonnable d'espérer que certain
mots peuvent être dit à une inconnue sans qu'un nom ne soit
prononcé, sans qu'une voie ne soit entendu, sans qu'un visage ne
soit vu, sans même qu'un mot ne soit réellement prononcé.
Serait-ce envisageable qu'une telle folie puisse conduire un inconnu
à en connaître un autre?
Et si, ni la raison ni la décence, ni le bon sens ou
même autre morale ne le permette, alors laisse moi au moins le
mérite de mon seul courage de braver les interdits de la bienséance
et passer outre les normes pour te les dires quand même. »
George regardait souvent au dessus de l'épaule de
Jérôme lorsque celui-ci, trouvant l'inspiration, griffonnait son
cahier. George ne comprenait pas toujours les envolées lyrique des
pensées de Jérôme, mais s'il savait pertinemment ne pouvoir un
jour arriver à une telle prose lui même, il savait en revanche
apprécier à sa juste valeur chaque mot que Jérôme apposait sur le
papier.
La voie nasillarde pré-enregistrée annonça le nom de
la prochaine gare. George et Jérôme devaient descendre et la belle
inconnue continuerait son voyage, seule.
Jérôme replia son cahier qu'il garda à la main et se
leva sans dire un mot. Alors que la cohue se bousculait pour monter
dans le wagon, Jérôme laissa échapper son cahier qui tomba dans le
wagon et fut piétiné de toute part.
« Laisse ! cria George toujours à
l'intérieur, je te le ramène. »
Le physique impressionnant de George fit s’écarter
tout les corps devant lui. Il se pencha et ramassa le cahier. Il
était resté ouvert à la dernière page que Jérôme avait remplit.
À cette instant il entrevit la possibilité d'accomplir ce que
Jérôme n'oserait jamais. En une seconde décisive il déchira la
page et glissa discrètement la feuille pliée en quatre dans le sac
de la belle inconnue, qui ne s’aperçut de rien. Le son aiguë de
la fermeture des portes retentit. Jérôme sur le quai, cherchait son
ami du regard. George fini par sortir alors que les portes ce
refermaient derrière lui, coupant dans son élan une jeune fille qui
s'était réveillé un peu tard.
« J'ai bien cru que tu ne descendrais jamais »
George resta silencieux. Ce n'était pas dans ses
habitudes et Jérôme le savait. La journée passa alors comme à son
habitude dans une monotonie indescriptible de dossier à remplir et
de collègue à supporter. Dans le train du retour, Jérôme ouvrit
de nouveau son cahier. Il pris soudain peur en constatant la
disparition de son écrit du matin. George semblait ne pas
s’inquiéter de son agitation. Jérôme cessa sa gesticulation
frénétique quand il vit que trois rangées devant, sa belle inconnu
avait tronqué son livre du matin contre un morceau de papier
déchiré, à l'écriture familière. Son cœur s'emballa, ses mains
moites se mirent à trembler. Il saisit le col de George qui ne
disait mot et lui demanda la voie entrecouper et suffocante : «
Tu n'as pas fait ça, dit moi que c'est un cauchemar, tu n'as pas
osé ? »
George se dégagea de l’emprise de Jérôme d'un
mouvement de recul puis fini par dire naturellement : «
Et bien quoi ! Elles sont pour elle toutes ces lettres, autant
qu'elle en lise quelques unes. »
Jérôme cru s'évanouir, mais un détail l'en empêcha.
En observant son inconnue, il cru apercevoir sur son visage un
sourire suivit d'un léger rougissement, qui vint teinter ses joues
pâles.
« Tu vois elle a l'air d’apprécier »
renchéri George.
Lui aussi l'avais remarqué. Ce n'était donc pas que
son imagination.
« Maintenant, continua George, le seul
inconvénient c'est qu'elle y a pris goût. Il va falloir te remettre
au boulot ».
Arrivé chez lui, Jérôme jeta sa sacoche, ouvrit son
cahier et commença à remplir des pages entières de proses :
« Mot après
mot, phrase après phrase, pensée échangée après pensée
divulguée, les caractères se dévoilent, les personnalités se
précisent, les espoirs se dessinent, les attentes se devinent. Le
miroir d’antan dans lequel nous n’apercevions que le reflet de
nos propres illusions s'affine, s'étiole, devient vitre à travers
laquelle on sonde désormais l’esprit même et le cœur de ce qui
avec le temps devient naturel, vrai, révélé, connu et reconnu. »
Les mots s'écrivaient seuls. Jérôme n'avait qu'à
fermer les yeux, et au moment où son corps, dans ses moindres
détailles réapparaissait comme juste devant lui, alors ses mots qui
jadis était enfermés dans son esprit se libéraient et descendaient
naturellement le long de son bras jusqu'à la feuille de papier.
Ainsi chaque matin en descendant du train, George glissait habilement
les billets soigneusement préparés. Jérôme n'en dormait presque
plus. En pleine nuit il lui arrivait de se réveiller en sueur, il
cherchait à tâtons son carnet de note pour y poser quelques mots
que lui avait inspiré ses rêveries :
« Si ces mots existaient, s'il était acceptable
de les prononcer. Si par de simple mots il était permis de connaître
quelqu'un dans ses moindres détails, dans ses moindres recoins. Que
ses pensées les plus intimes et les plus mystérieuses tout comme
celles qui sont interdites pouvaient être entendu d'un inconnu, qui
n'a pu voir que l’écorce d'un corps. »
Son exaltation était suprême et presque insoutenable
lorsque chaque soir, il la revoyait lire et relire ces mots qu'il
avait écrit pour elle.
Deux mois passèrent. George fini par lui dire ce qui
devait être dit : « Il faudrait peut être aller la voir
maintenant. C'est simple, si tu n'y vas pas, moi j'irais. »
« NON ! Supplia Jérôme, s'il te plaît ne
fait pas ça. J'ai encore un poème à lui offrir. »
Celui ci devrait être le dernier. Il avait demandé à
George de lui glisser ce mot dès qu'elle monterait dans le wagon.
George se posta donc à l'entrée du wagon, puis faisant mine de la
bousculer lui glissa le mot dans son sac. Jérôme attendait.
L'inquiétude se lisait aisément sur son visage. Il retint sa tête
devenu trop lourde dans ses mains et observa silencieux la moindre
réaction de cette inconnue. Elle repoussa une mèche rebelle
dernière son oreille, allongea ses longues jambes dans l'allée,
puis voulu sortir son livre de son sac. En le sortant le papier plié
en deux tomba de son sac. Le cœur de Jérôme se serra. L'avait-elle
vu ? Le lirait-elle ? Elle ramassa la feuille de papier et
la lu. Elle replia ensuite la feuille avec soin et la renferma dans
son sac. Aucun sentiment, ne perturbait les traits sereins de son
visage. Jérôme laissa tomber son visage dans le creux de ses mains.
Sa respiration s'entrecoupa. Il compris que son audace dans ce
dernier mot, l'avait fait perdre tout espoir.
George posa sa main sur l'épaule de son ami, laissa
échapper un soupir et alors que les portes du train s'ouvraient à
leur station lui pris le bras et le tira hors du wagon.
Sur le quai, les gens criaient, riaient, couraient, tout
était si bruyant si plein de vie, alors que Jérôme lui se sentait
dépérir à chaque pas qui l’éloignait du wagon. Une paire de
talon couru derrière eux : « Attendez, s'il vous plaît »
George se retourna puis frappa l'épaule de son ami qui
se retourna à son tour. Il se redressa, le souffle court, les
battements de son cœur étaient si fort qu'il cru que la gare
entière les entendaient. La femme s'approcha lentement, ses grands
yeux brillaient de larmes retenues, dans sa main droite légèrement
tremblante, elle tenait serré une vingtaine, non, bien une
quarantaine de lettres. Elle les brandit puis demanda d'une voie
saccadée : « Me le promettez vous vraiment ? »
Jérôme fit un pas en avant à son tour, il ne pouvait
détourner son regard de ses yeux : « Chacun des mots que
j'ai écrit, oui je vous les promets ».
Un sourire démesuré illumina le visage de la jeune
femme, suivit de près par celui qui se dessina sur les lèvres de
Jérôme. Il lui demanda ensuite : « Mais comment avez
vous su que c'était moi ? ».
La femme lança un regard complice à George qui se
tenait en retrait puis expliqua : « Votre ami m'avait
expliqué la situation dès la première lettre. Ce ne sont ensuite
que vos mots qui n'ont fait venir vers vous. »
Jérôme savait qu'il n'aurait pu avoir meilleur ami sur
cette terre. Il avait formulé en son cœur des centaines de
compliments qu'il aurait, sans mal, pu lui offrir. Mais comme un
homme il se contenta d'un sourire amical. La femme sourie de
plus belle et vint dans une frénésie sentimentale s'écraser dans
les bras de Jérôme qu'il referma sur elle. Cœur contre cœur,
Jérôme cru bien sentir qu'il battait désormais à l'unisson.
Un mot tomba de la main de la femme que George
s'empressa de ramasser. C'était le dernier mot qu'il lui avait
donné. La dernière promesse que Jérôme avait faite à son
inconnue, qui désormais, ne l'était plus. George attiré par sa
curiosité naturel voulu connaître les mots qui avait poussé une
inconnu assise dans un wagon à en rejoindre un autre. Il déplia la
lettre et lu :
« Que ton cœur ne s'offusque pas si en moi même
cent fois j'ai rêvé de tes lèvres. Que tes joues ne s’empourprent
pas si je t'avoue que des millions de fois j'ai, dans mes songes,
toucher ton corps. Et s'il te plaît laisse moi de nouveau m'imaginer
les jours ou nous serons vieux et où nous nous rappellerons avoir
été jeune ensemble. Se rappelé de nos joies que je te promets, de
nos baisers que je te donnerais, de notre mariage que je proposerais
et de tous les jours suivant que nous rendrons inoubliables. Nous
nous rappellerons sans peine ces jours entiers passés au lit à
simplement se regarder. Allongés sur le lit nous nous contemplerons,
libéré de tout préjugés, débarrassé de ces perpétuels et
méprisant regard de ces corps devenus, tout deux vieux. Je me
souviendrais de ton parfum qui couvrais les draps, m'habillait le
soir venu, et courait le long de ton corps frêle. Je n'oublierais
pas tous ces jours à me réveiller plus tôt pour admirer le soleil
se lever sur ton visage. Toutes ces heures passés à te contempler,
sereine, à mi chemin entre le sommeil et le réveil. Jusqu'à ce que
le battement d'un cil, un soupir échappé, un mouvement hésitant,
puis enfin tes grands yeux s'ouvrent au jour, au monde et surtout à
moi. »
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